Voici un poème « très hivernal » du poète Han Yu, de la dynastie des Tang (618-907) que j'ai traduit. Entre fatalité et humour, il y dépeint la décrépitude de sa dentition, un signe de l’hiver de sa vie.
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L’hiver est une saison de « fermeture » dit le Neijing (un Classique de la médecine chinoise) et la saison est parfois, à tort, interprétée comme représentant la mort. Il n’y a pas de fin en soi dans le cycle des saisons mais plutôt des cycles au recommencement sans fin. Année après année, les saisons se succèdent, la suivante préparée par la précédente. La saison de l’hiver en l’occurrence suit la « récolte » de l’automne et précède le « jaillissement » du printemps, qu’il prépare par son accumulation tranquille.
L’hiver est la période qui coïncide avec l’organe des reins selon la médecine chinoise. Ces organes ont pour fonction de stocker l’Essence, de contrôler l’eau, de « recevoir » le qi inhalé. Ils ont aussi des correspondances dans le corps humain. L’une d’elle est représentée par le lien étroit entre les reins et les os (在体合骨骼 zai ti he gu ge). On dit que les reins contrôlent les os et engendrent la moelle (腎主骨生髓 shen zhu gu sheng sui). Or le « surplus d’os » est ce qui permet l’émergence des dents et les nourrit (齒為骨之於 chi wei gu zhi yu). On comprend donc que tout ce qui est relié à la santé des dents trouve racine dans les reins.
Cette sommaire introduction me permet maintenant de vous proposer un poème de la dynastie des Tang (618-907) sur lequel je suis tombé par hasard et dont les dents est l’objet principal. Elles servent à l’auteur de parler de façon libre, habile et cocasse de « l’hiver de la vie ». Je ne suis pas spécialiste de littérature chinoise, et encore moins de la période culturellement riche de la période Tang mais le poème évoque si bien la saison de l’hiver que je ne résiste pas à en faire part. Le titre du poème est 落齒 (luò chǐ), Perdre ses dents, et son auteur est Han Yu (韓愈), né en 768 dans une famille d’officiels sans grande importance de l’actuel province du Henan, et mort en 824.
Selon Stephen Owen — sinologue spécialisé en littérature pré-moderne, poésie lyrique et poétique comparée — l’écriture de ce poème est peu en adéquation avec le style raffiné des poèmes de l’époque, ce qui en fait une étrangeté. Les proses sont inhabituelles car prosaïques et manquant d’élégantes variations. Toutefois, le poème est singulier aussi parce qu’il renverse le modèle de cette époque qui consiste en d’abondantes descriptions destinées à traduire une émotion ou à développer une idée, pour proposer l’opposé. Le poème se limite à un objet (les dents) pour multiplier les émotions qu’elles lui font ressentir. Vous noterez également le ton taquin, empreint de légèreté pour une situation à l’issue peut-être grave. Alors qu’il commence son poème avec une peur de ce qui lui arrive, il devient philosophe au fil du poème.
De plus, Han Yu est un personnage qui a suscité à la fois l’admiration pour son « corpus littéraire et son prestige posthume — au point d’avoir été considéré comme un « héro culturel confucéen »; tout comme la critique, pour son « comportement licencieux » envers la gente féminine et une « indulgence hypocrite pour les élixirs à base de minéraux » (lire à ce sujet Timothy M. Davis). Sur ce dernier point, pas vérifiable, il est peut-être l'explication du malheur qui le frappe (la perte de ses dents) et qu’il décrit dans ce poème.
Voici (enfin!) le poème en chinois avec les caractères traditionnels, la traduction phonétique (en pinyin) et ma traduction. J’ai inséré des puces à numéros pour faciliter la navigation entre les textes pour ceux que le chinois intéresse. Vos remarques et commentaires sont les bienvenus.
Bonne lecture.
落齒, Perdre ses dents (Han Yu, 768-824)
L’année passée une dent est tombée, cette année une autre.
Soudain ce sont six ou sept qui sont tombées; cette situation ne semble pas terminée.
Toutes celles qui restent bougent, à la fin elles finiront toutes par tomber.
Je me rappelle quand la première est tombée, le trou m’a laissé honteux.
Après en avoir perdues deux ou trois, j’ai commencé à être inquiet que mon état s'était trop détérioré et que j’allais y passé.
Quand l’une va tomber, j’en suis pétrifié.
Ces dents mal imbriquées m’empêchent de manger, avec ce désordre je crains de me rincer la bouche.
Quand finalement une tombe, c’est comme une montagne qui s’écroule.
Je m’y suis habitué, et à les regarder, les trous sont tous pareils.
Il m’en reste vingt-deux, tour à tour je sais qu’elles tomberont toutes.
Si j’en perd une chaque année, j’aurai des dents pour deux décennies.
Si elles tombaient toutes ensemble, me laissant béant, ce serait pareil que si elles tombaient petit à petit.
On dit que lorsqu’on perd ses dents, la vie ne tient plus qu’à un fil.
Je dis que la vie a ses limites, une vie longue ou courte, au final tout le monde meurt.
Les gens disent que les trous entre les dents surprennent quand on y regarde de plus près.
Je répète ce que disait Zhuang Zi, l’arbre et l’oie ont chacun leurs mérites.
Au lieu de parler indistinctement, le silence est bon; quand mâcher est vain, les aliments mous ont leur beauté.
Ma chansonnette est devenue poème, j’en surprends ma femme et mes enfants.